vendredi 11 octobre 2013

Le juteux business pénitentiaire aux États-Unis

Loin d'Alcatraz et de Guantanamo, nombre de prisons américaines sont aujourd'hui construites et gérées par des entreprises privées. Les clauses des contrats qui lient ces sociétés et les États leur assurent la rentabilité.
 
Depuis le début des années 1980, l'univers carcéral américain est en pleine mutation avec l'irruption des sociétés privées dans la gestion des établissements pénitentiaires.
En janvier 2013, le Department of Justice (DoJ) des États-Unis recensait plus de 2,3 millions de personnes incarcérées dans le pays, soit près d'1% de la population américaine. Et un nombre croissant d'entre eux sont enfermés dans des prisons privées.

A elle seule, la Corrections Corporation of America (CCA), numéro 1 américain des prisons privées, a 75'000 détenus à sa charge. Née en 1983, la CCA a vu son chiffre d'affaires gonfler de 500% depuis vingt ans.

Des clauses d'occupation

Pour certains, cette mainmise croissante des entreprises privées sur l'univers carcéral pose problème. Ainsi, un rapport de l'association anti-privatisation In the Public Interest (ITPI) paru fin septembre dénonce les «clauses d'occupation» dans les contrats passés entre les États et les gestionnaires de prisons privées: dans 41 des 62 contrats étudiés par ITPI, les autorités locales ont l'obligation d'envoyer suffisamment de personnes derrière les barreaux pour occuper 80 à 100% des capacités des prisons.

Si cette clause n'est pas respectée, les autorités publiques sont contraintes d'indemniser le gestionnaire de la prison. Que la criminalité ait augmenté ou diminué. En Arizona, trois prisons doivent même être remplies à 100%.

L'arsenal juridique étoffé

Pour arriver à ce taux d'occupation, plusieurs moyens sont utilisés. En amont, les entreprises se livrent à un intense lobbying auprès des organes législatifs des États et des autorités locales pour favoriser l'adoption de «three-strike laws»: ces lois sur la seconde récidive prévoient l'incarcération à perpétuité pour des petits délinquants dès la troisième infraction.

Une autre facette de l'argument législatif propice aux gestionnaires de prisons réside dans les «truth-in-sentencing laws» (les lois de vérité des verdicts): ces textes prévoient que les peines infligées par les juges soient incompressibles et que les remises de peines soient quasiment impossibles.

Des pénitenciers publics fermés ou sous-occupés

Mais que se passe-t-il quand la délinquance recule? John Hickenlooper, gouverneur démocrate de l’État du Colorado a signé un accord avec CCA au sujet de trois pénitenciers privés: prévus pour 3300 pensionnaires, ils doivent être occupés entre 80 et 90%, sous peine de voir l’État indemniser CCA.

Or, cet accord conclu au début des années 2000, alors que la délinquance était au plus haut, se trouve aujourd'hui déconnecté d'une réalité qui a vu les chiffres de la criminalité baisser de plus de 30% depuis dix ans.

La baisse des condamnations s'est donc traduite par la fermeture, depuis 2009, de cinq prisons gérées par l’État et par de nombreuses places vides dans celles qui sont encore ouvertes: il serait plus coûteux aux autorités de payer les indemnités à CCA que de payer des personnels pénitentiaires et des bâtiments publics à moitié vides.

Nouvelle offensive CCA

En mars dernier, Christie Donner, directrice de la Colorado Criminal Justice Reform Coalition [Coalition pour la réforme de la justice pénale du Colorado], estimait que son État gaspillait au moins 2 millions de dollars en donnant la priorité aux prisons CCA au lieu des prisons publiques.
Et la tendance ne devrait pas fléchir. En 2012, CCA a frappé fort en offrant à 48 gouverneurs de leur racheter et de gérer leurs prisons dont la construction a été financée par les États. Évidemment, une clause d'occupation était prévue: 90%, que la criminalité soit en hausse ou en baisse.

Economiesuisse prône des partenariats public-privé

En Suisse, sans aller jusqu'à confier des établissements carcéraux entiers à des entreprises privées, la réflexion est menée dans certains cercles. Début 2013, dans les colonnes du journal Der Sonntag (devenu Schweiz am Sonntag entretemps), Economiesuisse esquissait l'idée de partenariats public-privé pour gérer les prisons: «Les coûts de ces infrastruc­tures publiques devraient être examinés par un partenariat public-privé (PPP). A condition que la sécurité et la qualité soient garanties, rien ne s'oppose à ce que les prisons soient gérées par le privé», estimait déclaré Kurt Lanz, membre de la di­rection d'Economiesuisse.

Des voix se sont immédiatement élevées contre cette intrusion des sociétés privées (et donc de la notion de profit) dans un domaine régalien. Dans un entretien accordé à la Tribune de Genève, l’avocat Christian-Nils Robert, professeur honoraire à l’Université de Genève et expert pour le Comité de prévention de la torture au Conseil de l’Europe, pointait du doigt la moindre relation entre détenus et personnel en cas de gestion par des privés: «Le gardien est réduit à sa mission de surveillance. Son métier se résume à garder des clefs. Cela n’a plus grand intérêt pour lui. Surtout, il ne peut plus construire aucune relation avec les détenus. Or, cette communication permet aussi de gérer des situations de crise».

Idem du côté des autorités: pour Thomas Freytag, président de l’association des maisons d'arrêt, «la réclusion est l'intervention la plus radicale envers un individu et elle doit non seulement être décidée, mais aussi cadrée par l’État».

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