lundi 17 février 2014

CP d'Alençon-Condé-sur-Sarthe - Interview d'Isabelle Gorce

Prises d'otages, agressions, violences... Neuf mois après l'ouverture du centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe, dans l'Orne, les incidents graves se succèdent.
 
Ce centre – dans lequel on enferme pour une durée de neuf à douze mois les détenus les plus dangereux, les plus violents, ceux qui ont été exclus de tous les autres établissements et qui purgent des peines infinies, vingt-cinq, trente ans, perpétuité – a coûté 65 millions d'euros. Avec aujourd'hui 68 détenus pour 204 places , ce projet de prison ultra sécurisée doit être revu.
 
Isabelle Gorce, directrice de l'administration pénitentiaire depuis août 2013, s'est rendue à la centrale. Elle revient pour Le Monde sur les raisons de cet échec.

Le Monde : Comment expliquer la série de graves incidents depuis l'ouverture en mai 2013 de la centrale de Condé-sur-Sarthe ?

Isabelle Gorce : Ouvrir un établissement pénitentiaire est un moment complexe, qui nécessite une période de rodage, pendant laquelle l'ensemble des intervenants va devoir s'approprier le territoire de la prison. C'est une opération délicate, qui prend du temps et connaît des vicissitudes. A Condé, l'exercice s'est encore compliqué parce que l'établissement résulte d'un concept nouveau : il a été conçu dans les années 2000 pour recevoir principalement des détenus condamnés à de longues peines qui n'arrivent pas à s'insérer dans la collectivité de la prison. Ils posent des problèmes de comportement, de comportements violents ou de repli sur soi, parfois les deux.

La centrale de Condé comporte trois quartiers, totalement étanches les uns par rapport aux autres, qui disposent de leurs propres salles d'activités, de leurs ateliers, de leurs unités de vie ou de promenade, pour permettre une approche très individualisée des détenus, et très segmentée des groupes. Dans beaucoup d'établissements, même dans ceux qui comportent un haut niveau de sécurité, le concept de vie collective est très important : les détenus doivent pouvoir se retrouver pour les activités, le sport, les ateliers. Condé est conçu exactement sur un mode inverse.

Quand l'établissement a ouvert, je crois que nous avons affecté un peu trop rapidement des détenus présentant des troubles du comportement, parfois psychiatriques. Dans ce contexte de rodage, d'appropriation des locaux, on s'est retrouvé en butte à un manque de savoir-faire – collectif, je ne critique pas le personnel de surveillance, bien au contraire. Il a fait face, mais il a été mis en difficulté, parce que la nouvelle approche de la prise en charge des détenus que nécessite ce genre d'établissements n'avait pas suffisamment été pensée en amont, au sein de l'institution.

La moitié des surveillants sont des stagiaires ?

Ce n'est pas la jeunesse du personnel qui rend les choses plus difficiles, au contraire, bien qu'ils soient confrontés à des détenus qui eux, connaissent depuis longtemps les régimes de détention des maisons centrales. C'est un personnel dynamique, volontaire, qui a compris qu'il y avait un enjeu et un défi dans la création de cet établissement. Je crois que nous ne les avons sans doute  pas suffisamment préparés à faire face aux rapports de force que crée un mode de prise en charge au quotidien extrêmement encadré dans un espace assez contraint. Dans cet établissement, les détenus ne peuvent pas sortir de cellule, aller dans les activités ou en promenade quand ils veulent. Ils sont très dépendants du personnel de surveillance, et, face à des détenus qui ont déjà du mal à se contrôler, qui ont connu des régimes de détention autorisant plus d'autonomie, il faut beaucoup de savoir-faire.

Il n'y a pourtant que 68 détenus pour 204 places ?

Ce n'est donc pas un problème de structure, l'établissement est adapté à ce qu'on veut faire : ce n'est pas non plus un problème d'effectif ou de surpopulation carcérale, c'est bien un problème de méthode. Nous allons renforcer les actions de formation professionnelle sur site, pour que les surveillants soient mieux préparés à la prévention des conflits et de la violence. Comment se comporter lorsqu'un détenu est dans une opposition systématique, comment échapper au rapport de force que veulent instaurer un certain nombre de détenus qui ne savent pas se comporter autrement.

Une bonne partie des personnes détenues affectée à la maison centrale de Condé a connu à la fois des régimes de détention collective dans d'autres établissements et les régimes d'isolement de long terme. Le régime d'isolement, on sait bien que ce n'est pas une solution. Il faut, à un moment donné, trouver les voies et moyens de remettre ces gens condamnés à de très longues peines dans une vie plus collective. Condé cherche à répondre à ce défi, pour leur permettre progressivement de retourner dans des établissements plus tournés vers l'autonomie, plus adaptés à la longueur de leur détention. Les Québécois parlent « d'insertion carcérale », il y a bien un temps où un condamné va s'insérer dans la détention, y nouer des relations et faire son chemin sur la voie de la réinsertion.

Il n'y a pas une contradiction ? Comment s'insérer dans la vie carcérale à Condé lorsqu'on est là pour neuf mois ? N'est-ce pas un super quartier disciplinaire ?

Il ne faut surtout pas que ça devienne un super quartier disciplinaire, ou qu'on aie des réminiscences des QHS, les quartiers de haute sécurité. Il est bien certain qu'une partie de ces détenus arrive après avoir commis de nombreux incidents en détention, 46% des 68 détenus ont été affectés à Condé après avoir été exclus d'un autre établissement et 44% ont des antécédents disciplinaires pour violences. Ce sont des détenus qui ont écumé les autres maisons centrales, alors que celles-ci sont elles-mêmes charpentées pour accueillir des détenus qui présentent une certaine dangerosité.

Voir notre portfolio : A Alençon, dans la prison modèle la plus controversée de France

Le transfert à Condé est donc vécu comme une punition ?

L'enjeu est que ce ne soit non pas une punition ou un quartier disciplinaire, mais une affectation dans un établissement dans lequel existent toutes les activités qu'on peut trouver ailleurs, mais dans un cadre plus contraint. Ils n'y restent pas plus de huit ou neuf mois parce que l'objectif est bien de retourner dans un cadre où la vie est plus collective et plus tournée vers la responsabilisation. Que les détenus se plaignent d'un régime moins libéral, je peux l'entendre, mais s'ils sont là, c'est justement parce qu'ils n'ont pas pu maîtriser leur comportement ailleurs.

D'où l'idée de contractualiser, de fixer un délai dans lequel le détenu devra faire preuve de sa capacité de se reprendre, à s'insérer dans un projet qui lui permettra de partir. Comme la centrale a des bâtiments très séparés les uns des autres, on peut tout à fait, et c'est l'objectif, avoir un bâtiment plutôt consacré à ce type de détenus, et d'autres qui auraient un régime plus souple et qui pourraient être un sas pour rejoindre un autre établissement.

Créer donc un régime différencié ?

C'était le projet initial d'établissement. Mais un certain nombre de digues ont cédé dans les premiers mois qui ont suivi l'ouverture, parce que le personnel a eu du mal à tenir le rapport de force qu'ont immédiatement engagé un certain nombre de détenus, dans un contexte où il y avait très peu d'activités. On imagine bien qu'une personne condamnée à une longue peine qui se retrouve enfermée dans sa cellule a vite le sentiment d'être dans un quartier d'isolement. Cet établissement n'a de pertinence qu'à partir du moment où le condamné va devoir s'inscrire dans une dynamique thérapeutique, éducative, d'activités pour sortir de cette vie d'affrontements dans laquelle il s'enferme. L'effet conjugué de la période de rodage, du manque de pratique dans un concept d'établissement nouveau, et de l'insuffisance des activités a démultiplié les difficultés.

Que faire ?

La première chose absolument nécessaire était de redonner confiance aux personnels de l'établissement. Une formation a été programmée avec leurs collègues d'un autre établissement de la région qui a également connu des phénomènes de violences à répétition, pour sortir de l'idée qu'ils étaient seuls confrontés à quelque chose d'unique, de singulier, qu'on ne pourrait pas appréhender. Nous avons demandé au chef d'établissement de revenir sur le projet d'établissement initial, on va l'aider en l'assistant d'un cabinet-conseil pour retravailler avec son équipe d'encadrement. La cohésion est décisive – il ne faut pas qu'il y ait l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre le directeur et la chaîne hiérarchique. On est dans un lieu très contraint, la moindre hésitation fragilise l'ensemble.

Il y a également une forte demande de personnel soignant ?

Oui, il manque des personnels, surtout des psychiatres et des psychologues, alors que les détenus ont manifestement de graves problèmes de comportement. Nous allons en discuter avec le ministère de la santé et l'agence régionale de santé.

Y a-t-il un problème architectural, l'établissement est plutôt glacial ?

Oui, il est glacial, mais comme tout bâtiment neuf qui ouvre. Il faut lui donner de la vie. Un établissement pénitentiaire est un lieu de vie, d'ici quelques années ce ne sera plus le même. On a dit exactement la même chose du programme 13 000 dans les années 1990 : quand on visite aujourd'hui un établissement construit à cette époque, on n'a pas du tout le sentiment d'entrer dans une prison déshumanisée.

Reste quand même de toutes petites fenêtres, de toutes petites cours de promenade ?

C'est un établissement qui a été conçu pour gérer de petits groupes, donc les espaces sont contraints. C'est pourquoi on ne peut pas imaginer que des détenus y passent la totalité de leur peine. Il faut qu'ils puissent aller dans des établissements plus grands, qui offrent des espaces visuels et physiques élargis.

Lire aussi : A la centrale d'Arles, des « facilitateurs » pour désamorcer la colère

D'autres centrales ont mis en place des « facilitateurs », comme à Arles, des détenus qui permettent de faire un lien avec l'administration. Est-ce envisageable à Condé ?

Tous les détenus à Condé ne posent pas de difficultés particulières. Avec un régime différencié, on peut imaginer la vie des détenus de façon différente. Les expériences à Arles sont très intéressantes : elles prouvent qu'on peut faire des choses originales dans des centrales. Toutes les expériences conduites dans les établissements longues peines se sont construites dans le temps, rien n'interdit d'exporter à Condé des expériences innovantes, il faut au contraire s'en nourrir. Je crois beaucoup aux échanges entre les personnels des différents établissements, pour qu'il y ait une culture commune, qu'ils partagent leur expérience.
Le Monde

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