jeudi 25 février 2016

« Maton, j’ai dénoncé des violences. On me l’a fait payer »

 Il y a près de 10 ans, Éric Tino, alors surveillant pénitentiaire, assistait au tabassage d'un détenu par deux de ses collègues. Après avoir dénoncé cette agression, il est devenu "la balance".


Dans son livre "Moi, maton, j'ai brisé l'omerta", paru le 25 février aux éditions du Moment, il raconte cette expérience et les terribles conséquences qu'elle a eu sur sa vie.

Le jour où j'ai obtenu mon concours de surveillant pénitentiaire, j'étais heureux. Je ne me doutais pas des conséquences que cela allait avoir sur ma carrière et par la même occasion, sur ma vie.

C’est pour briser la loi du silence, mais aussi pour tourner la page que j’ai décidé de raconter ma descente aux enfers dans un livre.

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En prison, je me suis senti oppressé

Ce métier, ce n'était pas une vocation. Enfant, je rêvais de travailler dans la police criminelle. C'est le père de ma compagne de l'époque, lui-même gardien de prison, qui m'a soumis l'idée :

"C'est tranquille, et ça permet d'avoir un travail à vie."

Séduit par cette perspective, j'ai suivi son conseil et j’ai passé le concours. Un monde totalement inconnu s’est alors ouvert à moi.

J’ai fait mes premiers pas en prison de manière officieuse, toujours grâce au père de ma copine. Il travaillait à la maison d’arrêt de Pau (Pyrénées-Atlantiques) et m’a fait visiter les lieux avant que je commence l’école.

Dès mon arrivée là-bas, je me suis senti oppressé. C’était une sensation étrange : jamais je n’aurais pu imaginer qu’il y avait autant de grilles et de caméras en prison.

Le malaise que j’ai ressenti ce jour-là ne m’a pas découragé pour autant. Porter l’uniforme bleu était pour moi une fierté. Représenter l’État, la patrie, aider la population carcérale, être utile, étaient mes seuls objectifs.

Je me suis demandé ce que je faisais là

Après quelques mois à l’école, j’ai effectué un premier stage au centre pénitentiaire de Gradignan (Gironde) et un second à la maison d’arrêt de Pau. Ces expériences m’ont fait entrevoir la réalité du métier.

À Gradignan, dès mon second jour de stage, mon formateur m’a donné ses clés avant de me laisser seul, alors que nous étions censés fonctionner en binôme. Que devais-je faire un cas de problème ? Je n’en avais aucune idée. Je me suis demandé ce que je faisais là.

À Pau, j’ai été frappé par le manque d’effectif : je n’étais encore qu’un élève et pourtant, je devais gérer un étage tout seul. Face à tant de responsabilités, j’ai rapidement appris à me faire respecter par les détenus.

Après avoir validé mes stages, j’ai dû choisir mon affectation. Je voulais partir à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), d’où je suis originaire, mais il n’y avait pas de places. Pris par le temps et confronté au manque de choix, j’ai fini par suivre un copain originaire du Nord. C’est comme ça, un peu par hasard, que je me suis retrouvé au centre pénitentiaire de Liancourt (Picardie).

J'ai été agressé par des détenus

J’y ai rencontré Delphine, ma future femme, également surveillante pénitentiaire. Mes débuts ont été très difficiles : le personnel n’était pas tendre avec moi et les conditions de travail étaient éprouvantes.

J’ai fini par me syndiquer, dans le but de dénoncer les problèmes auxquels nous étions confrontés : les violences des détenus sur les surveillants étaient de plus en plus fréquentes.

Quelques semaines plus tard, j’en ai fait les frais à deux reprises. La première fois, un détenu affecté en cuisine menaçait le cuistot avec un couteau. Je suis intervenu et il m’a frappé. La seconde fois, un autre détenu a balancé un chariot de distribution des repas contre des gardiens. En essayant de m’interposer, je me suis retrouvé avec la pommette et la lèvre éclatée. En prime, le détenu m’a craché dessus.

Après ces deux agressions, j’ai commencé à perdre patience. J’ai compris que la vie d’un surveillant de prison pouvait basculer d’un instant à l’autre et je me suis endurci.

Cette réalité m’a frappé en pleine face lorsque Delphine a elle aussi été agressée par un détenu.

À partir de ce moment-là, mon autorité est montée d’un cran. Et la tension au sein de la prison aussi. Je me suis mis à faire attention à tout, à analyser les gestes et les regards de chacun.

La violence finit par dégoûter du métier

Psychologiquement, la situation devenait difficile. Aujourd’hui, je comprends les surveillants qui démissionnent, qui font un burn-out ou qui pensent au suicide. Le manque de moyens, les conditions de détention et la violence finissent par nous dégoûter et par nous pousser à bout.

C’est ce qui m’est arrivé le jour où je me suis retrouvé face au détenu qui avait agressé ma compagne. Après de multiples provocations de sa part, je n’ai pu m’empêcher de lui sauter dessus. Par chance, un collègue est intervenu.

C’est la seule fois où j’ai été violent avec un détenu. Même si les circonstances étaient exceptionnelles, je n’ai aucune excuse. Mais je ne me doutais pas que pour certains surveillants, cette violence était monnaie courante. Je ne l’ai compris que le 7 novembre 2006.

"Lui, on le met en chien"

Ce jour-là, nous avons été informés qu’un détenu allait intégrer la cellule C143, après avoir passé quelques semaines en quartier disciplinaire pour une agression qu’il aurait commise sur un surveillant. La réaction de deux de mes supérieurs a été immédiate :

"Lui, on le met en chien."

Ils ont ouvert la cellule et l’ont vidée. Effets personnels, matelas… il ne restait plus rien. Le sourire aux lèvres, ils ont refermé la porte.

Après avoir réintégré sa cellule, le détenu s’est mis à taper à la porte : il réclamait ses affaires.

C’est là que j’ai vu mes deux supérieurs enfiler leurs gants de maintien, ceux que l’on utilise dans des situations extrêmes, comme une agression ou un incendie. Ils se sont dirigés vers la cellule et ont demandé à d’autres collègues, moi y compris, de les suivre.

Nous nous sommes exécutés, sans se douter de ce qu’il allait se passer.

Mes deux supérieurs ont alors ouvert la porte, avant de se jeter sur le détenu et de lui asséner des coups de poings, jusqu’à ce qu’il tombe sur son lit. Toujours le sourire aux lèvres, ils ont quitté les lieux en refermant la porte derrière eux.

Sous le choc, je me suis assis : je ne comprenais pas ce qu’il venait de se passer et j’étais incapable de dire combien de temps cette scène avait duré. Elle m’avait semblé interminable.

J’ai senti la colère monter en moi et j’ai décidé de partir, même si je n’avais pas fini mon service. J’ai rendu les clés à un autre de mes supérieurs, sans dire un mot, malgré ses questions.

Je voulais dénoncer ces injustices

Le lendemain matin, ce même supérieur m’attendait : il voulait des explications. J’ai pensé aux conséquences que pourraient avoir mes paroles, car je connaissais bien l’état d’esprit de certains de mes collègues. Alors, je n’ai rien dit.

Mais, très vite, j’ai été convoqué par les gendarmes : ils étaient au courant de l’agression. Je n’ai jamais su comment. Là encore, j’ai refusé de parler. La procureure de la République a alors pris le relais, et m’a posé un ultimatum :

"Soit vous me dites ce qu’il s’est passé, on vous protège et vous pourrez être muté où vous voudrez, soit je dépose plainte contre vous pour non-assistance à personne en danger et vous allez en prison."

Pris à la gorge, et voulant au fond de moi dénoncer ces injustices, j’ai fini par tout raconter. Pour me protéger, deux procès-verbaux ont alors été rédigés : le premier contenait mon véritable témoignage et était destiné au tribunal. Le second renfermait un faux témoignage et était réservé à la gendarmerie. Ce stratagème avait pour objectif d’éviter les fuites.

La tension est montée d'un cran

Malgré la couverture promise, j’étais inquiet : mon anonymat allait-il réellement être préservé ? Que se passerait-il si mes collègues apprenaient que je les avais dénoncés ?

C’est la tête remplie de questions que j’ai repris le travail, dès le lendemain. J’avais une pression monumentale, mais je devais faire semblant. C’était très lourd à porter. La tension est encore montée d’un cran quand j’ai entendu l’un des supérieurs que j’avais dénoncé dire :

"Si je retrouve celui qui a balancé, ça va chier."

Mon attitude a commencé à changer : j’étais constamment sur mes gardes car je redoutais que mes propres collègues tentent de me planter. Cette hyper-vigilance m’épuisait.

Je n’avais pas tort de m’inquiéter : quelques jours plus tard, j’ai découvert un origami avec une potence et un pendu au bout. Mon témoignage avait fuité.

Paniqué, je suis allé voir le médecin, qui m’a mis en arrêt maladie. J’ai décidé de ne plus retourner à Liancourt. En rentrant chez moi, je me suis mis à pleurer, à trembler. Ce n’était que le début d’une longue descente aux enfers.

Je ne dormais plus

En dépression, je suis resté confiné dans ma maison pendant des semaines. J’étais terrifié et faisais attention à tout, car je craignais que des collègues viennent chez moi pour se venger.

Pour protéger ma famille – je vivais avec Delphine et sa fille –, je passais mes nuits au rez-de-chaussée sur le canapé du salon, sous lequel je cachais une arme blanche, au cas où. Évidemment, je ne dormais plus.

Un jour, en regardant dans mon jardin, j’ai découvert des traces de pas dans la neige. À mes yeux, il n’y avait pas de doute : une personne mal intentionnée s’était introduite chez moi.

Parfois, je recevais des coups de fil étranges à la maison. Il pouvait s’agir d’appels anonymes ponctués d’insultes ou d’appels de collègues syndiqués. Ces derniers me disaient qu’ils savaient que c’était moi qui avais balancé.

Lors de mon audition, un des gendarmes m’avait donné son numéro de téléphone personnel, en cas de problème. Après ces menaces, je l’ai appelé pour lui faire part de mes craintes. Il m’a immédiatement mis sous protection : une voiture de la BRI (Brigade de recherche et d'intervention) s’est installée devant chez moi 24h/24.

Les menaces ont continué

J’étais à bout de nerfs : il fallait que je déménage.

Mon marché avec la procureure me permettait normalement d’être muté où je souhaitais. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu. Ma demande pour partir à Bayonne a été refusée sans explications. Il ne me restait que peu d’alternatives : rester au centre pénitentiaire de Liancourt ou partir à celui de Lannemezan (Hautes-Pyrénées). Avec Delphine, nous avons fini par accepter d’aller à Lannemezan.

Là-bas, j’ai été désigné moniteur de sport : c’était tout ce que l’on pouvait me proposer. Les débuts ont été difficiles, car la majorité de mes collègues ne m’adressaient pas la parole. J’ai rapidement compris pourquoi.

Un jour, l’un d’eux m’a dit qu’il savait pourquoi j’étais là et que je n’aurais pas dû balancer mes supérieurs. À partir de ce moment, j’ai su que toute la prison était au courant et que l’enfer allait recommencer.

Quelques mois plus tard, à ma grande surprise, c’est un détenu qui m’a reparlé de cette histoire. Il m’a dit que je n’avais pas le droit de témoigner contre mes collègues, avant de me menacer : il connaissait mon adresse et savait également que j’allais devenir père. Delphine était effectivement enceinte.

Je suis allé voir la directrice de la prison pour lui raconter ce qu’il s’était passé. Pour elle, ces menaces étaient les conséquences logiques de mon témoignage. Elle a même tenté de m’intimider en parlant de supprimer mes primes si je n’étais pas "content".

Nos comptes en banque s'effondraient

En colère et à bout, j’ai refait une dépression. Mon médecin m’a fait un nouvel arrêt maladie.

Comme si cela ne suffisait pas, j’ai découvert que je n’avais été payé que 481,50 euros le mois précédent. Delphine, elle, n’avait reçu que 20,80 euros. Pour comprendre l’origine de cette erreur, j’ai contacté la prison de Lannemezan, qui m’a renvoyé vers celle de Liancourt. Chaque établissement me disait que c’était à l’autre de payer notre période de transition entre les deux postes.

La situation était au point mort et nos comptes s’effondraient. Incapables de payer notre loyer, nous avons fait une demande de crédit. Dans la foulée, j’ai également réclamé une nouvelle mutation. Delphine était alors en congé parental. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à Rouen.

Pourtant, au fond de moi, je savais que je n’aurais pas le courage de retourner travailler en prison.

Alors, sans démissionner de l’administration pénitentiaire, j’ai accepté un poste de commercial dans une agence immobilière. Mais j’étais payé à la commission et je n’ai pas réussi à vendre de maison. Nous étions dans l’impasse.

J'ai décidé de démissionner

Pour survivre, nous ne pouvions compter que sur des amis, qui nous amenaient des plats cuisinés et sur mon père, qui m’envoyait de l’argent de temps en temps.

Je ne savais plus quoi faire pour nous sortir de là. En désespoir de cause, j’ai écrit à tous les parlementaires du Sénat et de l’Assemblée nationale pour leur raconter mon histoire. Personne ne m’a répondu, à l’exception d’un député qui m’a conseillé de démissionner.

J’ai fini par suivre son conseil : dans un courrier adressé à l’administration pénitentiaire, j’ai donné ma démission, tout en précisant qu’elle faisait suite à mon témoignage. J’étais furieux d’en arriver là, mais soulagé de me libérer de ce poids.

J'ai pensé à braquer une banque

Malheureusement, cette décision n’a pas mis un terme à mes déboires financiers. La dégringolade continuait de plus belle.

À Noël, la situation était tellement catastrophique qu’avec ma femme, nous ne nous nourrissions plus que de biscuits et de café, afin que nos filles ne manquent de rien.

Je ne savais plus quoi faire. L’idée de braquer une banque m’est alors venue. Désespéré, j’ai appelé mon père, pour lui parler de mon projet. Par chance, il a réussi à me raisonner, comprenant que mon coup de fil était en fait un appel au secours. Ce jour-là, j’étais prêt à en finir.

Face à la gravité de la situation et malgré ses propres problèmes financiers, il s’est débrouillé pour emprunter 400 euros à un collègue de travail pour me les donner. Sans cette somme, je ne sais pas ce que je serai devenu.

Je n’aurais jamais cru en arriver là un jour

Par la suite, j’ai trouvé des petits boulots. Notre situation financière ne s’arrangeait pas pour autant : pour manger, nous devions aller à l’épicerie sociale de la Croix Rouge. En tant qu’ancien fonctionnaire de l’État, je n’aurais jamais cru en arriver là un jour.

Pendant que toute ma vie s’écroulait, les deux surveillants que j’avais dénoncés et qui, entre-temps, avaient été condamnés à quatre mois de prison avec sursis, ont pu reprendre leurs fonctions.

Après leur conseil de discipline, leur casier judiciaire a été effacé et ils ont continué leur vie, comme si de rien n’était. Ils ont même pu gravir les échelons. J’ai très mal vécu cette injustice : des gens comme eux n’ont rien à faire dans l’administration pénitentiaire.

Je veux tirer un trait sur cette histoire

Dix ans après les faits, je suis toujours dans l’incompréhension. Pourquoi personne ne m’a tendu la main alors que je n’ai fait que dénoncer des actes réels ? Je reste marqué par ce témoignage qui a eu de terribles conséquences sur ma vie et sur celle de mon entourage.

Aujourd’hui, je travaille en intérim, mais tous mes problèmes financiers ne sont pas encore réglés.

Écrire mon histoire m’a aidé à me reconstruire, même si cela m’a valu de nouvelles menaces et de nouvelles insultes.

Finalement, cet ouvrage a été ma thérapie, mon exutoire : oser dire la vérité m’a rendu beaucoup plus serein. J’espère seulement que ce livre aura un impact sur l’administration pénitentiaire et qu’il fera évoluer les mentalités.

De mon côté, je veux simplement tirer un trait sur cette histoire qui m’a rongé pendant tant d’années.


Éric Tino est l'auteur de "Moi, maton, j'ai brisé l'omerta", coécrit avec Laurence Delleur et paru le 25 février aux éditions du Moment.


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